Le Petit Livre
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Mer 19 Sep - 19:10
Je ne sais plus comment c'est arrivé, comment je me suis retrouvée à l'enterrement d'un jeune homme né après moi. Je ne me souviens de rien, juste de ce moment. Il n'y a personne d'autre aux funérailles, juste des ombres indistinctes cachées derrière le feuillage des arbres. Une larme coule sur ma joue, mais pourquoi ? Un cercueil entre en terre doucement, tenu par deux vieux hommes en costumes. Il n'y a même pas de prêtre, les dernières paroles dictées par le vent et la pluie qui ruissellent sur nos habits noirs. Je me sens pénétrée, détruite et déchiquetée par les événements alors que mon esprit arrive à peine à reconstruire le puzzle de ma mémoire. Je me suis sentie responsable de son décès, j'ai payé toute cette mascarade et je suis venue seule à son dénouement. Les causes, les conséquences et les péripéties ne viennent pas encore circuler en moi. La terre recouvre la boite de bois et chaque son qu'elle émet en s'écrasant persiste dans ma mémoire. Ce long parchemin maintenant effacé n'écrit plus que des sentiments. Celui de la tragédie, de l'immense prison que devient la vie s'acharne sur moi sans que je ne comprenne. L'image fragmentée d'une blonde aux yeux bleus tapis alors mes pensées et mon corps ne l'apprécie pas. Je suis prise par un haut-le- cœur fulgurant qui me fait quitter la scène.

Je trouve un chemin jusqu'aux toilettes de l'établissement. Je m'arrête devant un lavabo, le visage crispé et le ventre douloureusement tordu. Mes sursauts dirigent mon regard sur le miroir. Est-ce une blague morbide ? La jeune blonde aux yeux bleus se traîne jusqu'à mon regard. Elle est aussi malade, des épaisses cernes creusant la distance entre ses yeux et ses joues roses. Sa peau bronzée déteste les rongeurs qui y surgissent. Ses lèvres rouges et ses longs cils noirs s'agitent comme les spasmes d'un cadavre. Son visage est boursouflé et j'apprends que plus d'une larme a coulé sur ses joues. La gorge hésitante et les cheveux bouclés rebelles, je ne sais pas qui j'ai en face de moi. Est-ce le reflet de ce que je suis, ou la personne responsable de ce désastre ? Son collier en forme de lion est accompagné d'une dragonne pendant sur sa poitrine. Elle déchire de sa couleur blanche son tee-shirt noir, son gilet noir et le dessin stupide qui s'y trouve. Plus que ça, elle soutient un appareil photo de la même couleur, se fondant dans le décor carrelé de la salle de bain. La jupe rayée qui arrive à peine à entrer dans le cadre soupire au rythme de mes cuisses tremblantes. Je me redécouvre, j'apprends à quel petit gabarie j'appartiens. J'apprends que même mon corps est la moitié d'un être complet. L'objectif de l'appareil baisse les yeux, comme le reflet, comme moi-même. Mes doigts aux ongles rouges se crispent sur le lavabo, mes paupières bleues se ferment et mes talons aiguilles frappent le sol. Je suis malade, quelque chose en moi cherche en vain à sortir.

Je me souviens doucement, mais un clou perfore la cuve de mes souvenirs pour que tout le pus qui y réside s'écoule. Mon inconscient se dresse contre moi, poussant mon corps fragile hors des murailles qui sont censées me protéger. Ma curiosité bat la mesure de mon cœur plus vite que ma propre sécurité. Je ne veux pas retourner dans le trou noir que j'ai quitté devant le cercueil. Je ne veux plus ressentir le vide et l'incompréhension sous les yeux de ceux à qui ça n'arrivera jamais. Qu'importe si pousser signifie avancer dans un champ de ronces et d'aiguilles, je veux continuer à avancer pour ne pas perdre tout ce que je m'efforce de récupérer. Je n'ai pas peur de refermer les mains sur du barbelé, tant que celui-ci m'appartient. C'est un discours égoïste, mais je suis la seule à désirer tout ce que ma conscience me refuse. Ma mémoire ne veut pas laisser le trésor maudit qui y dort s'échapper, elle est forte et me frappe avec tant de violence que de bienveillance. Je vomis enfin tout le mal qui est moi, des éclats lacrymaux profitant du visage pour éclater. Je veux hurler, mais ma gorge est occupée. J'ai envie de gémir, mais ça non plus je n'en suis pas capable. Tout ce que je suis capable de faire, c'est d'enfin me relever. Je sens mes doigts trembler comme des brindilles qu'on écraserait. Je suis trop vieille pour subir de telles épreuves. Vieille ?

Tout vient en moi comme des morceaux éparpillés que ma mémoire récupère. Je vois enfin le film que je cherchais, après tant de souffrance. Je sors de la fausse en tant que femme indépendante. Une adulte fière de son travail et de sa vie sociale. Une blonde aux vêtements colorées qui déambule dans les rues la main refermée sur une autre plus virile. C'était un jour important pour cette demoiselle, pour cette jeune tante. J'entrais dans un bâtiment moderne pour en ressortir plus heureuse encore. Un appareil photo dans les mains, je me mettais à prendre tous les clichés d'une ville que je ne connaissais pas. L'homme à mes côtés s'amusait de ça, offrant à mes lèvres le goût de la cigarette froide. Mes souvenirs disent que c'était mauvais, mais je ne ressens que du bonheur en sentant cette saveur s'infiltrer dans ma bouche. Je n'avais pas fini ma grande mission, ce n'était que le début de mon aventure. Nous avions eu besoin de cet objet pour fêter la naissance d'un membre de la famille, et les pas que nous fîmes nous menèrent calmement à l'hôpital. Je me souviens avoir été perturbée par tout les maux qui y traînaient. La main qui se posa sur mon cœur sut me réconforter, elle et les paroles chrétiennes qui la soutenaient. Nous passâmes une porte blanche pour pénétrer dans un endroit tout aussi illuminé. Une déesse donnant la vie gisait sur un lit qui ne la méritait pas. Son protecteur, son poète, son mari lui tenait la main et lui montrait à quel point leur descendance se portait bien. On entendait partout que les bébés étaient beaux à la naissance, mais celui-ci avait quelque chose de spécial. Je me rappelle que dans ses yeux naissaient petit à petit toutes les étoiles de l'espace. Même celles qui mourraient savaient le faire avec un panache qui me laissait sans voix. Ses petits doigts boudinés pouvaient être considérés comme un défaut, mais ses mouvements étaient si mignon qu'il fallait être un vrai monstre pour le penser. Il portait en lui un espoir qui, en moi, était mort depuis longtemps.

Le bonheur n'était pas si insignifiant qu'il l'est aujourd'hui lorsqu'on me proposa de le tenir. Lui qui pleurait et qui s'agitait, il sut faire preuve de calme entre mes bras. Il se calma d'un coup, plongeant la voie lactée de son regard dans mes yeux si communs. Il était presque comme apaisé par ma présence et cette idée me donnait une importance que je n'avais jamais eu auparavant. Qu'étais-je pour lui ? Un jouet admirable ou une divinité calme ? Je me souviens de cette question courant dans mon esprit alors que ma sœur me rappelait à la raison. Une sœur agréable, un peu éloigné des liens familiaux qui nous unissaient, mais toujours très respectable pour autant. Après tout, c'était son fils. Je sais qu'en ce temps, j'aurais tout donné pour en avoir un comme lui. Les quelques années suivant sa naissance, je passais tant de temps avec lui que ma propre existence n'avait plus de sens. Je voyais la réussite, la popularité, la bonté et l'honneur dans chacune des photos que je prenais de lui. Son éducation était parfaite, faisant de lui un garçon adorable. Un sens du pardon l'habitait sans pour autant contredire son envie de protéger. Dix ans seulement et il savait déjà faire la différence entre le bien et le mal. Il s'approchait des élèves laissés de côté et créait des liens avec les plus populaires que lui. Mais un nouveau trou noir vient brouiller ces images. Une tornade perfide qui me secoue de nouveau.

Je manque de tomber, m'accrochant fermement au lavabo. Je ne regrette pas ces images, je le sais maintenant. Alors pourquoi m'empêche-t-on de les voir ? J'ai envie d'en savoir plus, j'ai retrouvé l'attrait que j'avais pour cet enfant. Je ne veux plus l'oublier, je veux tout savoir de lui et peu importe si je dois de nouveau vomir. Je sais que j'abandonnerais tout pour lui. L'amour qui m'a envahi le jour de sa naissance était plus puissant que tous les inconscients du monde. S'il se trouve derrière la barrière de mon esprit, je saurais repousser ses gardes. Mais quelqu'un rentre dans les toilettes. Un des vieillards qui ont porté le cercueil. Il vient ici pour s'asperger le visage d'eau, son esprit fatigué n'ayant pas compris le dessin de femme devant la porte. Aucune animosité ne s'anime en moi à son égard, juste une pitié et une peur. Je sais maintenant que j'ai peur de vieillir. Une peur qui est restée en moi depuis longtemps, depuis l'âge adulte. L'âge que j'ai partagé avec ce garçon. J'ai soudainement mal au ventre. Ma conscience n'accepte pas cette idée, elle ne veut pas que je l'adopte. C'est un moment impossible dans une vie courante, quelque chose qui ne peut exister dans aucune dimension. Ce paradoxe est inacceptable au point de mettre mon cerveau à l'épreuve. Je ne peux pas concevoir avoir eu le même age que mon neveu.

Pourtant, une lumière arrive à percer le voile de mon esprit au bout d'une longue minute de combat. Une image sans importance, une séance de nuit dans la salle de bain que j'ai partagé avec mon homme. Ce garde aux bras attachants savait trouver les mots pour faire naître de l'espoir. Mais ce soir, sa machine d'amour était rouillée. Elle n'avait pas su faire disparaître à mes yeux les rides et les cheveux blancs qui pullulaient sur mon visage. Il disait m'aimer pour ce que j'étais et qu'une pousse blanche ne changeait rien. Ses phrases étaient d'autant plus agréables qu'elles étaient franches. Il sut calmer les fantômes qui me hantaient, mais pas la peur qui complotait dans ma poitrine. J'avais peur de ne plus être agréable à regarder, de ne plus être séduisante ou même de ne plus être appréciable. Plus encore, je ne voulais pas perdre ma santé, ma mobilité, ma vie en générale. J'étais effrayée des tremblements de mes membres, de leurs problèmes naissants et des conseils stupides de la télévision. Ce soir-là, je ne sus trouver le sommeil et les baisers de mon compagnons avaient perdu la ligne directe pour mon cœur. Il fallut un miracle pour que je perde cette frayeur.

Plus le temps passait, plus le processus rembobinait sa terrible routine. Les jours passaient et ma peau se lissait elle-même. Alors qu'on fêtait ma toute nouvelle trentaine, mon visage était celui d'une jeune adulte à peine majeur. Et bien qu'une terreur d'incompréhension naissait au sein de ma famille, je ne savais comment décrire la joie qui m'habitait. Les conseils de mon amour me poussèrent dans le bureau d'un docteur. Il put faire autant de radio qu'il le désirait, il ne notait rien d'anormal. Ce n'était ni une maladie, ni un problème génétique. Je rajeunissais parce qu'un Dieu en ce monde avait décidé de m'épargner le cul-de-sac de la vie. Ce pouvoir n'était cependant pas omniscient. Comme une voiture sur la réserve, mon corps commença à vieillir de nouveau. Je redécouvrais mes vingt-cinq ans alors que mon neveu venait d'en avoir quinze. Il était encore plus beau et plus admirable qu'avant. Il faisait du sport pour développer son corps d'Apollon, lisait beaucoup de livre pour entraîner son esprit et trouvait encore le temps de sortir pour se familiariser avec le monde. Il portait les charges lourdes des inconnus, leur tenait les portes et conseillait ceux qui étaient perdus. Il avait un an d'avance sur toute sa classe et le vivait très bien. Il était sorti avec plusieurs filles malgré son âge et s'était toujours comporté correctement avec elles. Une petite brune avait la chance de l'avoir comme petit-ami alors qu'on fêtait ses seize ans. Les parents avaient déjà été présentées et ça semblait sérieux. Sa vie ne faisait que s'accélérer et il l'appréhendait avec tant de maturité que j'en fus jalouse un léger moment. Je me souviens maintenant de ce qui m'embêtait le plus à l'époque. Elle ne le méritait pas. Il la couvrait de cadeau, l'emmenait partout avec lui et se démenait pour être avec elle quand elle se sentait seule. Il organisait des fêtes en son honneur, la protégeait du danger et la soutenait même dans ses études. Il avait une oreille pour elle, une oreille que j'aurais aimé avoir pour moi. Une oreille que j'aurais su récompenser beaucoup mieux qu'elle.

Je n'en ai pas honte, j'étais plus inquiète pour lui que ce sentiment stupide. Ma sœur était venue taper à ma porte tard le soir. Je lui avais ouvert ma porte avec politesse, prête à recevoir la terrible nouvelle qu'elle venait m'apporter.
« -Jérémi a des problèmes cardiaques depuis peu. Malgré son jeune âge, le docteur a dit que son cœur se fatigue. Il trouve ça curieux pour un garçon aussi jeune d'avoir un organe aussi lent. Même sous l'influence de puissants sentiments, il ne bat pas plus vite que le tiens ou le mien. Je...Je sais plus quoi faire. Dans dix ans, il aura besoin d'un soutien cardiaque. A vingt-cinq ans ?!. On m'a donné des pilules à lui donner tout les soirs, mais est-ce que ça va arranger les choses. Mon petit garçon, si jeune et si beau, déjà condamné par la vie. Je ne sais pas si je pourrais...Je voulais juste te prévenir. Je me suis éloigné de papa et maman, mais je pense toujours que la famille passe avant tout. »
Ma mémoire ne m'épargne pas. Elle me ramène la haine et la colère que j'ai ressenti alors. Toute la violence que j'ai contenu dans les quelques mots que je lui adressai pour la rassurer. Quelle mère indigne ! Comment peut-elle maltraiter son enfant à ce point ? Un don de la nature qu'elle gâche pittoresquement. Et même si ce n'était pas de sa faute, elle vient sous mon toit pour me dire qu'elle abandonne. C'est une honte !

Je vomis à nouveau. Cette fois-ci, le bruit rythme ma peine. Je tiens fébrilement le lavabo pour ne pas tomber, mais ma conscience ne veut pas lâcher le morceau pour lequel je me bats. Elle ne le lâchera pas parce qu'il est encore plus impossible que ma renaissance prématurée. Mes mains, que dis-je, tout mes muscles ne sont pas amnésiques eux. Ils se rappellent de tout, ils se souviennent du mouvement commun que je faisais pour ne jamais oublier Jérémi. Ils s'emparent de mon appareil photo. Le vieil homme se sèche les mains, emprunte la serviette pour assécher son visage fatigué. Il a une tête de déprimé, épuisé par les efforts et les tristes moments qu'il partage. Il traîne ses pieds derrière moi, sans doute a-t-il un nouveau corps à enfoncer dans la terre. Il s'apprête à sortir quand mes mains le cadre. Mon doigt glisse sur le bouton et une photo discrète est prise. C'est lui, de dos, en train d'ouvrir la porte dans une démarche dramatique. Je lâche mon appareil, ma maladie disparaît quand je ne pense plus au passé. Mais je ne veux pas abandonner, je veux savoir. Je suis persuadée à présent que mon engin photographe a un lien, je veux découvrir lequel. Je replonge dans le passé, cinq ans plus tard, perturbé par ce que je comprends.

J'étais encore plus jeune. Mon mari se sentait perdu, son amour néanmoins immense ne pouvant se rabattre sur une adolescente entrant dans la vie adulte. J'avais vingt ans, j'étais enfin au même niveau que Jérémi. J'avais quitté mon travail, l'argent que j'avais amassé me servant à payer des études que j'avais toujours voulu faire. J'effaçais les erreurs du passé alors que mes réussites avaient besoin de temps pour réfléchir. J'avais gardé ma bague de fiançailles, je vivais juste dans une université où tout le monde tombait dans le panneau. On me parlait comme si j'étais une adolescente. J'apprenais un langage que j'avais longtemps sous-estimé et plus que tout, je passais du temps avec Jérémi. Sa maladie ne s'était pas améliorée et son cœur était devenu encore plus lent. Lui, par contre, n'abandonnait pas. Il continuait ses études parce qu'il les trouvait intéressantes. Il menait une course contre la montre, cherchant le diplôme avant de voir sa vie s'arrêter. Cette vision positif, presque comme s'il jouait à un jeu vidéo, m'en mettait plein les yeux alors que sa petite-amie n'arrivait pas à comprendre. Ils avaient emménagé ensemble, mais la cohabitation empirait de jour en jour. Elle n'appréciait pas assez sa présence, voulait lui enlever les « illusions » derrière lesquels il se cachaient. Je sus tout ça, je me souviens qu'on parlait très souvent. Sans doute se sentait-il apaisé d'avoir un membre de la famille si proche de lui. Je comprenais tout ses problèmes, je les vivais en même temps que lui et il avait confiance en moi. La seule place plus agréable que la mienne était sûrement celle de la greluche qu'il aimait.

Elle finit par l'abandonner. La façon dont il encaissait son problème la rendait malade, elle. Elle avait encore plein d'amour à lui offrir, mais elle fermait ce coffre comme pour le punir. Elle déménagea sur le coup, sous l'influence d'un chantage dans lequel il refusa de s'enfermer. Et même cet événement ne semblait pas lui couper l'herbe sous le pied. Il eut besoin de monde autour de lui, de sa popularité grandissante pour encaisser le coup. Mais son temps était déjà compté il n'avait pas le temps de pleurer sa disparition. Sans elle, il avait plus de temps pour moi. Son caméscope et mon appareil photo purent enfin collaborer On monta un court-métrage ensemble, dormant à tour de rôle dans l'appartement de l'autre pour pouvoir travailler jusqu'à la fin de la nuit. Je ne me rappelle pas d'un moment plus beau de ma vie. J'étais une jeune adulte pleine de qualité aux côtés d'un jeune homme qu'on pourrait décrire comme parfait. Il se battait pour laisser une trace de lui dans ce monde, chaque jours qui passaient ne lui donnait qu'une occasion d'avancer. Il ne comprenait pas son ex ou sa mère, ces femmes qui lui demandaient de s'arrêter. Profiter ? C'était ce qu'il faisait. Il profitait de toutes les secondes qu'on lui proposait pour créer. Y avait-il un but plus beau que celui-ci ? Ce fut quand il prit des photos du tournage que je compris ce qui lui était arrivé. J'étais jeune, j'étais perturbée par cette nouvelle jeunesse et je ne sus comment encaisser cette découverte.

J'ai mal, et cette fois ça ne veut pas sortir. Quelque chose de pointu s'est logé dans ma ceinture, déchirant mes intestins de l'intérieur. J'ai horriblement mal, tellement que je ne peux plus retenir mes gémissements. Ça y est, je comprends doucement pourquoi ma mémoire est devenue mon ennemie. C'est cet appareil, la cause de toutes ces tragédies. Je sais qui se trouve dans le cercueil, je sais pourquoi il est allé et je sais maintenant ce qui va advenir du vieil homme qui est sorti des toilettes. La douleur continu une longue minute avant de s'estomper au fur et à mesure que je me souviens. Je ne me noie plus dans les ténèbres de souvenirs interdits. Tout est blanc, clair et précis. Je peux voir, je peux savoir, je peux me souvenir. J'en ai tellement envie, mais je sais que ça va me faire du mal.

« -Jérémi ? »
« -Oui ? »
« -Je...Heu...C'est de ma faute si tu vas...Si tu...Enfin si tu vas mourir. » Il m'écouta en silence, alors je crus bon de continuer ma tirade. « Je crois que cet appareil vole le temps des gens. Je t'ai trouvé si beau, si gentil, si viril, j'ai pris plein de photo de toi. J'ai peur de t'avoir condamné. Et même si tu trouves ça fou, je suis sûre que c'est la réalité et j'ai besoin de te dire à quel point je me sens coupable. J'aimerais pouvoir avouer mes crimes et finir les longs jours que je t'ai pris en prison. Mais je ne peux pas. Personne ne peut croire à une telle histoire, même toi tu dois me prendre pour une folle. J'ai besoin de te dire ces mots parce que tu es l'être qui mérite le moins de mourir. Je suis sûre que tu aurais changé le monde. Tu es capable de faire le bien et de rendre la vie des autres meilleures. Je sais que tu te serais sacrifié pour ça, parce que tu n'as peur de rien pour ton prochain. Tu sais que la famille c'est sacré, mais tu n'oublies jamais celle des autres. Même si quelques fois les gens ne comprennent pas ce que tu fais, moi j'ai toujours entendu les messages que tes actes criaient. Un avenir brillant se dessinait dans ta lumière. Et moi je l'ai éteinte. J'ai transformé ce que tu étais capable de faire en un rêve onirique que plus personne ne pourra atteindre. Je- » Je fus déconcentrée par le pas qu'il fit en ma direction. « Qu'importe ce que la vie aurait pu te donner, tu méritais mieux. Tu mérite mieux que la mort que je t'impose. Je pourrais te laisser me prendre en photo, mais je reste humaine. Je tiens à ma vie, autant qu'à l'appareil que je sers contre moi. Je ne pourrais jamais vivre avec ce que je t'ai fais sur la conscience. »
Le silence, je ne le supportai pas. Il me regardait fixement sans que je puisse discerner autre chose que les étoiles dans ses yeux. Qu'aurais-je donné pour un reproche, une larme, un regret, quelque chose de plus consistant que le silence qu'il me laissait ? Il était dangereux pour moi. Le manque de bruit mettait ma patience, mais aussi mon mental à rude épreuve. Je ne savais pas ce qu'il pensait, je ne savais pas ce qu'il voulait. Mais toute cette torture découla d'un éclat qui la valait bien. Ses lèvres s'offrirent aux miennes. Je pris un long moment avant de comprendre. Mes yeux se gonflèrent pendant un long moment et mes mains lâchèrent l'appareil dans l'herbe. Pour moi, cette scène n'était rien d'autre qu'un rêve. Ainsi j'osais profiter de cette longue minute. Cette longue minute qui nous avait épargné la mélancolie.

Penchée au-dessus du lavabo, les yeux qui mitraillent le reflet putride d'un assassin, je me souviens maintenant de mes derniers mouvements. De sa marche silencieuse loin de mon corps d'adolescente, de mes doigts refermés sur l'appareil et de la dernière photo que je possédais de lui. Face au soleil, dos à moi, les mains dans les poches et la tête baissée. Le pied droit en avant, le pied gauche en arrière, avançant d'une démarche affirmé vers son destin. Le mouvement ascendant de mes bras, mon œil droit qui se ferme et la petite fenêtre où le gauche s'enferme. La voiture qui brouille le champ, qui s'arrête au stop et qui sort enfin du cadre, des passants qui parasite le plan. Son arrêt au bord du trottoir, le passage piéton devant ses chaussures et les bâtiments qui formaient une perspective sur ses côtés. Mon doigt hésitant, mon majeur assuré qui le rassure et le dernier flash. La dernière prise. Le dernier cliché.
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